Ces dernières années, la quête de sens au travail est devenue un enjeu majeur pour les organisations et leurs employé-e-s. Alors que les conditions de travail et les attentes professionnelles évoluent, de plus en plus de travailleurs-euses recherchent un environnement où leur activité n’est pas seulement un moyen de subsistance, mais un levier de satisfaction personnelle, de bien-être et d’épanouissement. Dans cette entrevue, Elodie Chevallier nous invite à réfléchir sur la quête de sens au travail. Elle partage son point de vue sur l’évolution des attentes des employé-e-s et l'importance d'intégrer des pratiques plus humaines dans nos organisations.
Chercheuse et consultante passionnée par les dynamiques humaines au sein des organisations, Elodie Chevallier s’est spécialisée dans l’exploration du sens au travail. Forte d’une riche carrière en ressources humaines, elle a complété une thèse centrée sur les ruptures intentionnelles de carrière et les mécanismes de perte et de reconquête du sens professionnel.
Depuis 2018, elle accompagne des organisations publiques et privées dans leurs projets de transformation, alliant savoir scientifique et expertise terrain pour repenser les pratiques et redonner au travail son essence. Sa démarche reflète une conviction profonde : observer, analyser et agir pour construire des environnements de travail plus durables et porteurs de sens
Comment définiriez-vous le sens au travail ? Est-ce universel ou propre à chaque individu ?
Le sens au travail est une notion large et plurielle. Bien qu'il existe des éléments communs, la signification du travail reste propre à chaque individu et à chaque contexte. Le sens peut varier d'une personne à l'autre, y compris pour celles qui occupent un même poste. De manière générale, un travail qui a du sens présente certaines caractéristiques :
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Utilité : le sentiment d'être utile ou de contribuer à quelque chose de plus grand ;
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Satisfaction technique : le plaisir de mettre en œuvre des compétences spécifiques, qu'elles soient manuelles ou intellectuelles ;
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Relations humaines : la qualité des interactions avec les collègues ou partenaires ;
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Évolution personnelle : la possibilité de développer ses compétences et de grandir dans son rôle ;
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Reconnaissance : que celle-ci soit financière ou morale (un simple "merci") ;
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Équilibre et bien-être : un environnement sain, équilibré entre vie professionnelle et personnelle, et sans danger pour la santé physique ou mentale.
Le sens au travail est également lié à la place que le travail occupe dans la vie des individus. Pour certain-e-s, le travail est central et contribue à leur identité, alors que pour d’autres, il est davantage alimentaire, leur sens de la vie se trouvant ailleurs. Qui plus est, il peut également avoir une signification différente d’une génération à l’autre. Par exemple, chez les plus jeunes, la recherche d’un travail épanouissant et qui favorise un équilibre entre vie personnelle et professionnelle est privilégié, alors que chez les aînés, c’est davantage la sécurité financière qui est recherchée.
En résumé, le sens au travail est un concept multidimensionnel, influencé par des facteurs à la fois objectifs et subjectifs.
Quelles grandes tendances observez-vous actuellement concernant les attentes des employé-e-s en matière de sens et d’accomplissement professionnel ?
Il est clair que la pandémie a marqué un tournant dans les attentes des employé-e-s. Elle a poussé beaucoup de personnes à reconsidérer la place du travail dans leur vie. La première grande tendance que j’observe, c’est qu’il ne s’agit pas d’un rejet du travail, mais d’un désir d’améliorer ses conditions de travail. La "grande démission", notamment marquée aux États-Unis, illustre cette tendance : les gens ont profité des opportunités offertes par la reprise économique pour chercher des environnements de travail plus favorables et davantage alignés avec leurs attentes.
Ensuite, la pandémie a également mis en lumière le besoin d’équilibrer vie professionnelle et personnelle. Avec le télétravail, de nombreuses personnes ont réalisé qu’il était possible de passer plus de temps en famille ou de vivre dans un environnement qui favorise leur bien-être, comme en s’éloignant des centres urbains. Ces changements sont restés ancrés, d’où l’attachement pour beaucoup au télétravail, qui économise du temps et permet une meilleure qualité de vie.
Une autre tendance forte que je vois, c’est la recherche d’autonomie. Avec le télétravail et la nécessité d’adapter rapidement les modes de fonctionnement pendant la pandémie, les employé-e-s ont nécessairement gagné en autonomie, et cette évolution s’est normalisée. Cela a aussi transformé le rôle des gestionnaires, qui doivent désormais se concentrer sur l’accompagnement, davantage que sur le contrôle.
Enfin, de manière générale, la question du sens au travail est beaucoup plus présente depuis cette période pandémique, car nos manières de travailler ont évolué.
Quels sont les bénéfices concrets pour les organisations qui intègrent le sens au travail dans leurs pratiques de gestion ?
Les bénéfices sont nombreux. Quand les employé-e-s trouvent du sens dans leur travail, ils/elles sont plus motivé-e-s, proactifs-tives et autonomes. Ils/Elles s’investissent davantage, proposent des idées et innovent. Cela génère une dynamique positive au sein des équipes, où les relations humaines sont plus nourrissantes et où chacun-e fonctionne de manière plus fluide et efficace.
Il y a aussi des avantages concrets comme une diminution de l’absentéisme, car les employé-e-s qui se sentent bien dans leur travail sont généralement en meilleure santé globale. À l’inverse, l’absence de sens entraîne souvent une démotivation, des comportements de sous-investissement et une gestion plus lourde (cf. surveillance, micro-gestion), ce qui alourdit les charges pour l’entreprise.
Enfin, certaines études ont chiffré le coût d’un salarié en mal-être au travail, celui-ci s’élèverait à 12600 € (MOZART CONSULTING & APICIL, 2017). Un environnement de travail porteur de sens permet donc à l’entreprise d’éviter certains coûts humains et financier.
Cela dit, il y a aussi des nuances à considérer. Paradoxalement, les personnes trouvant énormément de sens dans leur travail seraient plus sujettes au « burnout » car elles ont tendance à se sur-investir dans leur travail et ainsi à dépasser leurs limites. Cela illustre à quel point le lien entre sens au travail et bien-être est complexe et mérite une attention particulière.
Quelles sont les principales résistances ou obstacles rencontrés dans les organisations lorsqu’il s’agit de repenser leur fonctionnement pour intégrer plus de sens ?
L’un des premiers obstacles que je constate est le manque de temps et d’énergie consacré à repenser les modes de travail pour intégrer plus de sens. Souvent, les organisations préfèrent éviter cette question. Cependant, celles qui s’engagent dans cette démarche font un pas important que je trouve essentiel.
Un autre problème fréquent, selon moi, est de limiter cette réflexion à la direction. Cela crée deux erreurs majeures : une déconnexion par rapport à la réalité du terrain et un manque de reconnaissance envers les employé-e-s. Pour réussir, il est crucial d’intégrer les salarié-e-s à cette réflexion.
Un défi supplémentaire est que l’entreprise doit être prête à entendre les retours des salarié-e-s, même lorsque ceux-ci/celles-ci remettent en question des aspects fondamentaux comme le management, l’organisation ou les locaux. Si ces retours ne sont pas pris en compte sérieusement, cela peut créer une frustration encore plus grande.
Enfin, je vois souvent une peur du changement, notamment parce que cela implique de faire confiance aux employé-e-s, de tester de nouvelles approches et de prendre des risques. Mais je suis convaincue que, bien menée, cette aventure collective peut apporter des résultats extraordinaires.
Comment surmonter le désalignement potentiel entre les objectifs organisationnels et les aspirations personnelles des employé-e-s ?
Je pense que tout repose sur le dialogue et l’échange. Souvent, ce désalignement existe parce qu’il y a un manque de communication entre la direction et les employé-e-s. La direction, avec sa vision des enjeux stratégiques, peut ne pas saisir les réalités du terrain, et les employé-e-s, de leur côté, n’ont pas toujours une visibilité sur les objectifs globaux.
Par exemple, j’ai récemment accompagné une organisation où la direction voulait doubler ses effectifs, mais les employé-e-s ne comprenaient pas pourquoi. En initiant un dialogue, la direction a pu expliquer que, sans cette croissance, l’entreprise risquait de disparaître. Une fois que les employé-e-s ont saisi cet enjeu, ils/elles se sont montré-e-s plus enclin-e-s à s’engager, tout en proposant des ajustements pour rendre ce changement plus compatible avec leurs aspirations.
En résumé, l’échange de points de vue, la compréhension mutuelle et une réelle considération des aspirations de chacun-e permettent d’aligner les objectifs organisationnels et personnels.
Quel rôle jouent les leaders dans la création d’un environnement où le sens au travail peut émerger ?
Je pense que les leaders jouent un rôle essentiel dans la création d’un environnement propice à l’émergence du sens au travail. Comme je l’évoquais plus haut, leur mission dépasse désormais la simple vérification du travail bien fait. Ils/Elles doivent impulser quelque chose de plus profond : un environnement où le travail devient porteur de sens.
Pour moi, cela passe par leur pédagogie, leur manière de communiquer, et leur capacité à inspirer. Ils/Elles se situent au cœur de l’organisation, entre la direction et les employé-e-s, et leur rôle est essentiel pour expliquer les enjeux organisationnels tout en traduisant ces enjeux dans la réalité concrète du terrain. Ils/Elles doivent également faire remonter les défis et préoccupations des employé-e-s à la direction, créant ainsi un véritable dialogue.
En parallèle, ils/elles doivent encourager l’autonomie des équipes tout en leur donnant les moyens de réussir. Cela implique aussi de montrer l’exemple en adoptant eux-mêmes/elles-mêmes un style de travail autonome et engageant. En somme, je vois les leaders comme le maillon central, les facilitateurs-trices qui favorisent l’émergence du sens dans une organisation grâce à leur écoute, leur soutien et leur capacité à relier les différents niveaux de l’entreprise.
Quelles bonnes pratiques recommandez-vous aux gestionnaires pour aider leurs équipes à trouver ou retrouver du sens dans leur travail ?
Pour aider une équipe à trouver ou retrouver du sens au travail, je privilégie plusieurs pratiques clés. D’abord, prendre le temps d’échanger individuellement avec chaque personne pour comprendre ce qui fait ou manque de sens pour elle. Ensuite, accorder une grande importance à l’alignement entre les paroles et les actes : dire ce qu’on fait et faire ce qu’on dit.
Favoriser un dialogue ouvert et transparent en expliquant les orientations, objectifs et décisions de l’organisation est aussi, selon moi, une bonne pratique à adopter. Enfin, veiller à renforcer la cohésion d’équipe en créant des moments d’échange, qu’ils soient formels ou informels, car ces liens renforcent le sentiment de sens. Ces bonnes pratiques, bien qu’intuitives, nécessitent engagement et authenticité pour porter leurs fruits.
Comment pensez-vous que la quête de sens au travail évoluera dans les 5 à 10 prochaines années ?
L’enjeu des 5 à 10 prochaines années est la transformation du travail par les nouvelles technologies et notamment l’intelligence artificielle. Le travail pourra générer plus de sens si la technologie remplace des tâches pénibles ou sans intérêt, laissant ainsi plus de temps pour se concentrer sur les activités porteuses de sens. Dans le cas contraire, à savoir si l'IA remplace les aspects intéressants du travail, les risques sont que les salarié-e-s y trouvent moins de sens et que cela rende certains métiers inintéressants en remplaçant des activités porteuses de sens.
L’enjeu de cette transformation du travail est de penser les évolutions du travail de manière à rendre le travail plus intéressant. Très souvent, cela consiste à préserver les contacts humains, les activités créatives. Pour cela, il est nécessaire de comprendre en amont ce qui fait sens dans le travail réalisé, et donc d’impliquer les salariés dans la réflexion sur les évolutions du travail.
Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux gestionnaires québécois pour entamer 2025 avec des pratiques plus humaines et alignées sur les besoins de leurs équipes ?
Mon message aux gestionnaires québécois pour entamer 2025 serait d’oser : oser mettre en place des pratiques plus humaines et porteuses de sens, même si cela comporte des risques ou des incertitudes. Beaucoup de gestionnaires ont des idées pour rendre le travail plus significatif, mais ils/elles hésitent à les mettre en œuvre à cause du "qu'en-dira-t-on" ou de la peur de l'échec. Cependant, il est maintenant temps d'assumer cette volonté de créer un environnement de travail plus respectueux et humain. En osant impulser ces changements, les gestionnaires de demain pourront inspirer les autres et créer un impact positif dans leurs équipes. Il est aussi essentiel de se former, de s'informer, et d'acquérir les outils nécessaires pour réussir à donner du sens au travail.