Marie-Ève Beauchamp-Legault, détentrice d’un baccalauréat en psychologie et d’une maîtrise en gestion des ressources humaines, est actuellement candidate au doctorat en comportement organisationnel et gestion des ressources humaines, ainsi que chargée de cours à HEC Montréal. Sensibilisée aux enjeux de santé et de bien-être au travail, elle s’est récemment penchée sur la question de la proche aidance dans les milieux professionnels. Dans cette entrevue, elle démystifie ce concept crucial, détaillant pourquoi il s’agit aujourd’hui d’un défi majeur et comment les organisations peuvent mieux soutenir leurs employé-e-s proches aidants.
Titulaire d’un baccalauréat en psychologie et d’une maîtrise en gestion des ressources humaines, Marie-Ève Beauchamp-Legault est également candidate au doctorat en comportement organisationnel et gestion des ressources humaines, et chargée de cours à HEC Montréal.
Particulièrement sensible aux questions de santé et de mieux-être au travail, elle s’est récemment intéressée au sujet de la proche aidance au sein des milieux de travail. Dans son entrevue, elle démystifie et approfondit le concept afin de vous aider à comprendre les raisons pour lesquelles il s’agit aujourd’hui d’un défi majeur dont il faut se préoccuper.
Tout d’abord, pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste exactement la proche aidance ?
M-E. B-L. : La proche aidance, c'est le fait qu'une personne apporte un soutien significatif à une ou plusieurs personnes de son entourage. Ça peut être quelqu'un de sa famille, un-e ami-e, un-e voisin-e, une personne proche. Dans certains cas, ça peut être une aide très ponctuelle, à court terme (ex. : une personne qui a eu un accident, qui doit être en chaise roulante et qui perd sa mobilité pendant quelques mois) jusqu'à une aide qui est plus permanente ou à long terme (ex. : une personne âgée qui développe un trouble cognitif comme l'Alzheimer et qui doit être accompagnée jusqu'au dernier stade de sa vie). De plus, ce qui distingue les proches aidants, c'est qu’ils offrent leur aide de façon entièrement bénévole.
Il est aussi important de noter la nature très différente des tâches que peuvent exécuter les personnes proches aidantes : assurer le transport, donner des soins, donner le bain, aider à manger, réaliser des travaux domestiques, assurer un soutien émotionnel (ex. : dans le cas de personnes âgées qui se sentent seules et isolées), coordonner les soins de santé, aller aux rendez-vous médicaux, etc. Toutes ces actions sont autant de tâches « connexes » qui s'inscrivent dans la définition de ce qu’est la proche aidance.
Pourquoi cela devient de plus en plus important à considérer dans les milieux de travail aujourd'hui ?
M-E. B-L. : Il y a plusieurs choses à prendre en compte ici. Actuellement, le phénomène principal à considérer est sans aucun doute le vieillissement de la population. Je m’explique : un-e proche aidant-e peut être une personne qui aide son parent qui a une maladie. Dans ce contexte, la personne proche aidante apporte son soutien afin que la personne dont elle s’occupe puisse rester le plus longtemps possible autonome à la maison. De cette manière, le vieillissement de la population engendre une certaine pression :
- Sur le réseau de la santé, pour permettre d’offrir les soins adéquats à ces personnes-là ;
- Sur les proches aidants eux-mêmes, pour pallier le manque actuel de soutien dans le réseau pour les personnes âgées.
Au Québec, 2,4 millions d’adultes sont proches aidants et 46 % d’entre eux occupent un emploi à temps plein [1]. De ces proches aidant-e-s, certain-e-s doivent aussi composer avec des responsabilités familiales et s’occuper de leurs enfants également. C’est à ce moment-là qu’on parle d'une double responsabilité, car certaines personnes proches aidantes sont à la fois parents de jeunes enfants et doivent s'occuper en parallèle d'un-e proche qui est vieillissant-e. Cette situation peut donc, très vite, avoir un gros impact sur leur vie professionnelle et personnelle.
Quelles sont vos principales conclusions concernant les employé-e-s qui assument ce rôle de proche aidant, tout en étant en emploi (à temps plein ou à temps partiel) ?
M-E. B-L. : À travers l’étude que nous avons récemment menée au Pôle Santé [2], nous avons remarqué qu'il existait beaucoup de problématiques autour de la conciliation travail/vie personnelle et familiale, qui ont de toute évidence des conséquences telles que le stress sur la performance au travail de l'employé-e (que la personne soit à temps plein ou à temps partiel). Nous avons également dénombré de multiples cas d'épuisements émotionnels, menant à des comportements d'absentéisme ou de présentéisme chez les personnes proches aidantes.
Quels sont les défis les plus courants auxquels sont confrontés ces employés proches aidants ?
M-E. B-L. : Les défis sont de toute évidence très nombreux et de plusieurs natures :
- Le stress : les personnes proches aidantes vivent généralement beaucoup d'inquiétude, d'angoisse et de stress ;
- L’isolement social : les personnes proches aidantes se sentent souvent isolées socialement et ont l'impression d'être les seules à vivre cette situation, surtout quand elles évoluent dans un milieu de travail qui ne comprend pas ce qu’est le rôle de proche aidant ;
- Le questionnement « identitaire » : dans certains cas, les employé-e-s proches aidants n’ont pas tendance à se confier et préfèrent que ce rôle ne soit pas connu de leurs collègues, pour éviter que celui-ci ne les définisse au travail. De plus, il est nécessaire pour eux de s’adapter à ce rôle ou cette « nouvelle » identité, en tant que travailleur-euse mais aussi dans leur vie personnelle, ce qui engendre un impact dans les deux sphères de leur vie ;
- La flexibilité : bien souvent, les personnes proches aidantes doivent partir plus tôt, arriver plus tard voire s’absenter pour cause de rendez-vous médical ou toute autre urgence similaire. Ces contraintes ajoutent un stress considérable ;
- Le besoin de répit : dans la situation vécue par les personnes proches aidantes, il est difficile de trouver du temps de répit comme pourrait le trouver n’importe qui ne jouant pas ce rôle.
Comment ces défis peuvent-ils affecter leur bien-être ?
M-E. B-L. : Selon de récentes études sur le sujet, environ 70%[3] des proches aidant-e-s qui travaillent sont affecté-e-s par un problème d'incompatibilité entre leur rôle de proche aidant-e et leur travail, soit une majorité qui ressent cette pression-là.
De plus, l’impact de ce rôle sera plus ou moins important sur la personne proche aidante et ce, selon plusieurs aspects :
- Le lien de la personne aidée ;
- Le stade d’une éventuelle maladie de la personne aidée ;
- Les tâches à effectuer pour la personne aidée ;
- L’implication émotionnelle.
À titre d’exemple, être proche aidant-e pour un-e voisin-e qui a de la misère à entretenir sa maison n’aura pas la même incidence sur la santé globale d’une personne qu’être proche aidant-e pour un parent qui est atteint de la maladie d'Alzheimer. Qui plus est, sans le soutien des organisations, le bien-être au travail des personnes proches aidantes peut aussi en être affecté.
Quels modèles spécifiques ou quelles tendances avez-vous pu identifier concernant les politiques et les pratiques en milieu de travail qui soutiennent ou entravent les employé-e-s proches aidants ?
M-E. B-L. : Tout d’abord, la clé réside dans la mise en place d’une politique de conciliation travail/vie personnelle et familiale. Qu’il s’agisse de rendre possible le télétravail, d’offrir des heures de travail flexibles, de réorganiser les tâches à accomplir, il est essentiel d’initier des mesures permettant aux personnes proches aidantes de bénéficier de plus de flexibilité. Par exemple, le télétravail peut permettre à une personne proche aidante d’aller travailler chez son parent qu’il ou elle soutient, pendant sa sieste ou ses occupations habituelles.
À l’inverse, le manque de considération des milieux de travail peut constituer une réelle entrave au rôle de proche aidant-e, souvent lié à un manque de sensibilisation à la complexité de ce rôle. Dans certains cas, il peut aussi s’agir d’incompréhension de la part des gestionnaires ou des collègues et ce, malgré les mesures existantes.
Comment les organisations peuvent-elles mieux soutenir les employé-e-s proches aidants pour les aider à maintenir un équilibre entre leur rôle professionnel et leurs responsabilités de proches aidants ?
M-E. B-L. : Selon moi, les mots d'ordre sont : flexibilité, bienveillance et écoute des besoins des employé-e-s qui sont proches aidant-e-s. Il est aussi important d'outiller les gestionnaires, pour qu'ils et elles puissent comprendre ce qu’est la réalité d'un-e proche aidant-e, et d’adapter ses pratiques de gestion. Par exemple, en tenir compte lors de l'évaluation de rendement pour permettre à la personne proche aidante de ne pas nécessairement se sentir inadéquate, si elle n'y arrive pas ou si elle n'est pas autant performante qu'avant, ce peut être une belle preuve de considération de la part d’un-e gestionnaire.
Rappelons aussi que, dans la majorité des cas, un-e travailleur-euse qui vit une situation de proche aidant-e est une situation temporaire.
Quelles seraient vos recommandations pour les organisations qui cherchent à créer un environnement de travail/une culture organisationnelle plus favorable aux employé-e-s proches aidants ?
M-E. B-L. : Premièrement, il faut que la culture et le désir de créer un environnement de travail favorable aux personnes proches aidantes viennent de la haute direction. Ensuite, il est indispensable de s’assurer de propager cette culture et ces valeurs à tous-tes les gestionnaires de l’organisation. Enfin, demander et écouter les besoins des employé-e-s est primordial car ils et elles ont souvent de très bonnes idées et solutions d’adaptation. Le fait que ça vienne des deux côtés (de la haute direction et des employé-e-s) permettra de créer un environnement de travail qui correspond aux besoins des personnes proches aidantes et agréable pour tout le monde.
Quels exemples de meilleures pratiques pouvez-vous nous partager en matière de soutien aux employé-e-s proches aidants ?
M-E. B-L. : Plusieurs organismes au Québec fournissent des outils aux organisations qui souhaitent mettre en place des pratiques pour favoriser la conciliation travail/vie personnelle chez les personnes proches aidantes (ex. : Proche-aidance Québec, l’Appui, Concilivi…)
Au niveau des pratiques, en voici quelques-unes :
- Offrir une certaine flexibilité d’horaire, horaire sur mesure pour permettre aux personnes de gérer les situations imprévues ;
- Permettre le télétravail ;
- Proposer une réduction du temps de travail, ou une compression du temps de travail (volontaire) ;
- Diversifier ou bonifier les programmes de congés (pour tous-tes).
On voit de plus en plus d'organisations former leurs employé-e-s au soutien de leurs collègues en difficulté. Ces personnes deviennent en quelque sorte des proches aidants au sein de leur milieu de travail. Comment est-ce que vous voyez ça?
M-E. B-L. : Dans ce cas-ci, il s’agit pour moi de la notion de pair aidant et non de proche aidant. La différence se trouve dans le fait que cet-te employé-e a déjà vécu une situation similaire de laquelle il ou elle a pu sortir, ce qui lui permet ensuite d’apporter son aide. C’est un rôle qui est délibérément choisi, qui traduit une réelle volonté d’aider et qui n’est donc pas imposé comme pourrait l’être le rôle de proche aidant.
Néanmoins, développer un réseau de pairs aidant-e-s au sein des organisations peut se révéler être une très bonne initiative pour contrer le sentiment d’isolement que peuvent parfois ressentir les proches aidants. Ce réseau pourrait ainsi permettre de se confier, de partager et de mieux comprendre la réalité vécue par certain-e-s.
Comment est-ce que vous vous positionnez par rapport aux notions d'équité en matière de proche aidance dans les équipes de travail ? Comment faire pour que les organisations mettent en place des mesures pour l'employé-e proche aidant, tout en ne le/la stigmatisant pas et sans faire monter le sentiment de favoritisme éventuel parmi ses collègues ?
M-E. B-L. : Je dirais qu’il y a deux éléments de réponses ici. Le premier, c'est la sensibilisation afin de favoriser l’empathie de tous-tes. Le second, c’est la flexibilité mais pas n’importe laquelle : une flexibilité qui bénéficie à tout le monde, que ce soit un-e proche aidant-e, un-e jeune parent, une personne qui traverse un divorce ou d’autres choses de la vie personnelle qui peuvent affecter le travail, en agissant au niveau global plutôt qu’en imaginant des mesures qui visent uniquement un certain type d'employé-e-s (ex. : éviter les congés
« grands-parents »).
De plus, il est à nouveau important de rappeler que ce rôle de proche aidant est temporaire dans la vie d’une personne. Ce n'est pas parce que quelqu’un n'est pas proche aidant actuellement qu’il ou elle ne le sera pas dans 15 ans. Dans ce contexte, développer une culture globale axée sur la flexibilité au travail et la conciliation travail/vie personnelle et familiale favorisera le sentiment d'équité et de justice et évitera le sentiment de favoritisme et de jalousie.
Comment voyez-vous l'avenir de la gestion des ressources humaines en ce qui concerne la prise en charge des employé-e-s proches aidants ? Quels changements ou évolutions prévoyez-vous ?
M-E. B-L. : Avec le phénomène de vieillissement de la population que nous vivons, la proche aidance est là pour rester. Nous n'aurons donc pas d’autres choix que de nous adapter à cette réalité-là, et je pense que les pratiques et mesures axées sur la proche aidance dans les organisations deviendront la norme à l’avenir. Un peu comme le télétravail en temps de pandémie, durant laquelle bon nombre d’organisations ont été contraintes et forcées de mettre en place une telle pratique, qui est aujourd’hui devenue la norme au sein de beaucoup de milieux de travail.
De plus, ces mesures entrent dans le champ de la santé globale et du bien-être au travail, sujets dont on prend de plus en plus conscience ces dernières années. Tout porte donc à croire que les mesures liées à la proche aidance dans les milieux de travail évolueront vite.
J’aimerais également ajouter que les proches aidant-e-s développent des compétences de type
« soft skills » très pertinentes pour les organisations grâce à ce rôle qu’ils/elles endossent temporairement. Il ne faut donc pas avoir une conception négative de ce rôle en entreprise.
Quelles sont les implications plus larges pour la société en général en ce qui concerne la prise en charge des personnes vulnérables tout en maintenant une vie professionnelle épanouissante ?
M-E. B-L. : Grâce à l’étude que nous avons menée [2], nous avons pu constater que les proches aidants avaient beaucoup de misère à naviguer dans le réseau de la santé : parler aux professionnel-le-s, savoir à qui s'adresser, coordonner la prise de rendez-vous, etc. Il faudrait que les gouvernements facilitent le travail des personnes proches aidantes en rendant plus de ressources disponibles, en créant une plateforme de télémédecine pour les proches aidants par exemple.
Faciliter la coordination des soins de santé serait donc pour moi LA chose importante à faire au niveau macro (au-delà des milieux organisationnels) pour réellement soutenir les personnes proches aidantes dans leur rôle.
Sources :
[1] L’Appui, SOM (2022), Enquête sur la proche aidance au Québec en 2022
[2] Beauchamp Legault MÈ, Chênevert D, Maisonneuve F, Mansour S. How do Informal Caregivers of Seniors' Tasks Lead to Presenteeism and Absenteeism Behaviors? A Canadian Quantitative Study. Int J Environ Res Public Health. 2023 Apr 4;20(7):5392. doi: 10.3390/ijerph20075392. PMID: 37048005; PMCID: PMC10094296. https://www.mdpi.com/1660-4601/20/7/5392
[3] The National Alliance for Caregiving (NARC). Caregiving in the U.S. 2015; AART Public Policy Institute: Philadelphia, PA, USA, 2015. https://www.aarp.org/content/dam/aarp/ppi/2015/caregiving-in-the-united-states-2015-report-revised.pdf
Cette entrevue est un contenu extrait de la 16e édition de notre magazine. Vous pouvez la consulter dans son intégralité en cliquant sur le lien suivant : Le 16e numéro de notre magazine est disponible