Entrevue avec Annie Boilard, par Margaux Ruelle
Alors que la Grèce a récemment rendu possible la semaine de travail de 6 jours, la tendance canadienne est plutôt inverse. En effet, dans les entreprises québécoises, les réflexions vont bon train pour instaurer la semaine de 4 jours. Or, bien qu'elle soit favorable à l'humanisation des organisations, Annie Boilard, MBA, M. Sc., présidente du Réseau Annie RH, remarque parfois une déconnexion de la réalité économique. Dans ce contexte, elle appelle à la réflexion vers une approche intégrée, où l'efficacité est davantage renforcée par une gestion humaine. Rencontre.
Quelles sont vos observations actuelles en matière de performance organisationnelle et d’humanisation au travail ?
D’après mes récentes observations, il existe parfois une déconnexion entre les revendications pour l'humanisation des entreprises et la réalité économique. Selon moi, il manque actuellement un morceau dans cette courroie de transmission. Je m’explique… Certain-e-s prônent des conditions idéales, comme l'absence de pression, l’accroissement continu des salaires, l’augmentation du nombre de jours fériés, des vacances illimitées, etc. sans toutefois réaliser que cela doit être soutenable pour l'entreprise, ce qui, à mon humble avis, nuit à la crédibilité du discours.
Je ne dis pas ça pour aller à l’encontre de toutes les initiatives innovantes en matière de santé/mieux-être mises en place dans les milieux de travail aujourd’hui. J’aimerais simplement nuancer le propos en ramenant les choses dans leur contexte. Ignorer la conjoncture dans laquelle nous évoluons ne ferait que desservir la cause. Pour moi, il est essentiel de maintenir la productivité et l'équilibre budgétaire des entreprises. Je crois fermement qu'il est possible de concilier efficacité et humanité, mais cela nécessite des compromis de part et d'autre. Les entreprises ne peuvent pas s'ancrer uniquement dans la productivité, et les revendications des changements vers plus d’humanisation doivent se faire en prenant en compte l'écosystème économique global.
Pour résumer ma pensée, je dirais qu’il faut qu'on change le « OU » pour un « ET ». Ce n'est pas un ou l'autre, mais l’un et l'autre. Nous réussirons à être performant-e-s parce que nous serons plus sensibles, parce que nous serons plus équitables, parce que nous serons plus humains dans la gestion de nos organisations. Et, pour arriver à cela, il faut que les deux parties fassent un bout de chemin.
Comment le contexte sociétal actuel en Amérique du Nord affecte-t-il les priorités des entreprises en matière de performance et d'humanisation ?
Le contexte sociétal nord-américain affecte les priorités des entreprises de plusieurs façons. Tout d’abord, comme je l’évoquais, la réalité économique et démographique joue un rôle crucial. Par exemple, en période de pénurie de main-d'œuvre, les entreprises tendent à être plus conciliantes avec leurs employé-e-s. À l'inverse, lorsqu'il y a une stagnation économique et une augmentation du chômage, elles deviennent moins enclines à investir dans des initiatives d'humanisation.
Actuellement, on anticipe une stagnation des taux d'intérêt, une augmentation de la démographie et du taux de chômage. En conséquence, les entreprises deviennent plus prudentes dans leurs investissements et dans leurs politiques envers les employé-e-s. Pour les employé-e-s, cela signifie moins d'opportunités d'emploi et une moindre inclination à changer d'employeur, favorisant ainsi la stabilité dans leur emploi actuel. Ils/Elles ont moins de pouvoir dans les négociations.
Cela étant, ne revenons pas sur nos acquis. Continuons d’innover en faveur de la santé de nos ressources et de la saine performance de nos milieux professionnels. Il m’apparaît important de trouver un équilibre constant et authentique, qui persiste malgré les fluctuations, qu’elles soient économiques ou sociales. Il ne faut pas tomber dans des extrêmes, qu'il s'agisse de flexibilité totale ou de rigueur excessive, mais l'approche doit être réaliste et éviter les idéaux déconnectés de la réalité.
Comment les dirigeants peuvent-ils concilier les besoins d’humanisation de leurs employé-e-s avec leurs attentes de performance (et, le cas échéant, celles de leurs actionnaires) ?
Pour concilier les besoins d’humanisation des employé-e-s avec les attentes de performance, il est nécessaire de rester réaliste, d’analyser la maturité de l’organisation en matière de santé/mieux-être et de commencer par le commencement. Rien ne sert d’investir directement dans des interventions miraculeuses ou à la pointe de l’innovation.
Il est impératif pour l’employeur de rechercher des solutions adaptables au contexte de l’entreprise, dans un premier temps, qui peuvent être sans coût financier et sans impact négatif sur la productivité.
Cela peut inclure des mesures de flexibilité, comme permettre le télétravail ou regrouper des tâches réalisables à distance. Les employeurs peuvent aussi accepter les demandes de vacances, permettre aux employé-e-s qui ont cumulé du temps de travail puissent prendre des congés quand ça leur convient, accepter parfois des enfants au bureau, ou encore autoriser des horaires de travail ajustés pour certaines tâches, comme visionner des vidéos de formation ou faire des suivis en ligne. Ces ajustements ne coûteront rien ou presque à l’employeur, mais faciliteront grandement la conciliation travail/vie personnelle des employé-e-s.
J’aimerais conclure cette entrevue en appelant à l’ouverture. Ne jugeons pas ce qu’a fait ou n’a pas fait l’entreprise voisine, tâchons de rester pragmatiques face aux mouvements sociaux et économiques que nous vivons, et faisons preuve de réalisme dans nos démarches de santé/mieux-être au travail. C’est, selon moi, les clés du succès en la matière, pour faire des milieux de travail de demain des milieux stables, durables, sains et plus humains.
Cet article est un contenu extrait de la 17e édition de notre magazine. Vous pouvez la consulter dans son intégralité en cliquant sur le lien suivant : Voici l'édition spéciale hors série du 17ème numéro de notre magazine